Primitives et civilisés : sexe et empire colonial, la galerie des muettes

Scène « orientale » de la soumission féminine vue par Léon Carré

« Ce détour par une tradition exotique est indispensable pour briser la relation de familiarité trompeuse qui nous unit à notre propre tradition ».
Pierre Bourdieu, La domination masculine

Pourquoi déterrer ces vieilleries, dira-t-on ? Parce que, comme le montre Edward Saïd, ces récits et romans ont été un lieu privilégié d’observation : « dans la constitution des attitudes, des références et des expériences impériales. Non que seul le roman ait compté, mais (il est) l’objet esthétique dont le lien aux sociétés expansionnistes britannique et française est particulièrement intéressant à étudier ». On peut alors comprendre l’intérêt de revenir sur ces « choses » anciennes, non rééditées pour certaines, plus du tout lues et prises dans une idéologie coloniale dépassée. Parce que ces représentations persistent dans les représentations de la France d’aujourd’hui. Analyser des textes de cette période est une manière de se souvenir et de transformer une mémoire passive en mémoire active, distante, critique. Non exclure mais intégrer pour disposer les pièces sur l’échiquier, sans pratiquer la « quarantaine antiseptique » dont parle le critique palestino-américain.

Voyage et sexualité : le XIXe siècle

Dans L’Orientalisme, Edward Saïd a bien analysé cette position des voyageurs français et anglais en Orient : « Le fait d’être Européen en Orient implique toujours que l’on ait conscience d’être distinct de son entourage et d’être avec lui dans un rapport d’inégalité ». Si cette attitude se vérifie avec les hommes, elle est d’autant plus vraie avec les femmes. Et dès son introduction, il consacre un long paragraphe à Flaubert et Kuchuk Hanem : « Prenons par exemple la rencontre de Flaubert avec une courtisane égyptienne, rencontre qui devait produire un modèle très répondu de la femme orientale : celle-ci ne parle jamais d’elle-même, elle ne fait jamais montre de ses émotions, de sa présence ou de son histoire. C’est lui qui parle pour elle et qui la représente. Or il est un étranger, il est relativement riche, il est un homme, et ces faits historiques de domination lui permettent non seulement de posséder physiquement Kuchuk Hanem, mais de parler pour elle et de dire à ses lecteurs en quoi elle est « typiquement orientale ». Ma thèse est que la situation de force entre Flaubert et Kuchuk Hanem n’est pas un exemple isolé ; elle peut très bien servir de prototype au rapport de forces entre l’Orient et l’Occident et au discours sur l’Orient que celui-ci a permis ». Edward Saïd insiste sur l’influence qu’ont eue les écrivains de cette époque sur la représentation de la femme orientale. Chaque voyageur lit ceux qui l’ont précédé et ils constituent, tous ensemble, « une mythologie flottante de l’Orient », qui s’est greffée sur leur mythologie personnelle, source de la quête entreprise.

Les réactions de Nerval face aux femmes esclaves ont été diversement appréciées par ses commentateurs. On le crédite, en règle générale, de bienveillance ou, au moins, d’empathie. Il suffit de relire dans « Les Femmes du Caire », les pages qui leur sont consacrées pour oser être un peu dubitative à ce sujet. Je ne m’attarderai pas sur ces descriptions précises et insupportables, pour nous aujourd’hui, puisque mon objet est centré sur le « couple » « femme autochtone » / « voyageur européen ». Comme tous les voyageurs en Orient, Nerval livre avec ce marché aux esclaves son morceau de bravoure : il s’y rend, non pour une simple visite de touriste mais pour un achat. Cette partie de son Voyage en Orient paraît de manière autonome en 1848 dans la presse, l’année même de l’abolition de l’esclavage. Il distingue entre les plus noires – abordables financièrement mais repoussantes physiquement – et les plus claires – les Abyssiniennes, trop chères pour lui ; il n’a pas les moyens de Chateaubriand et Lamartine… Il a longuement rappelé, avant de faire le récit de cet acte commercial, son désir d’être plongé dans l’univers égyptien qui l’a conduit à habiter le quartier cophte. Cela a entraîné certaines obligations dont celle de prendre femme. Il a hésité à se marier à cause des inconvénients au moment de son départ. Acheter une esclave est plus simple et moins onéreux : « Il faut vivre un peu en Orient pour s’apercevoir que l’esclavage n’est là en principe qu’une sorte d’adoption ». Après avoir vu plusieurs « spécimens », il trouve la perle qu’il cherchait, ni noire, ni blanche, mais… « jaune » !

« Je poussai un cri d’enthousiasme ; je venais de reconnaître l’œil en amande, la paupière oblique des Javanaises, dont j’ai vu des peintures en Hollande ; comme carnation, cette femme appartenait évidemment à la race jaune. Je ne sais quel goût de l’étrange et de l’imprévu, dont je ne pus me défendre, me décida en sa faveur. Elle était fort belle, du reste, et d’une solidité de formes qu’on ne craignait pas de laisser admirer ; l’éclat métallique de ses yeux, la blancheur de ses dents, la distinction des mains et la longueur des cheveux d’un ton acajou sombre, qu’on me fit voir en ôtant son tarbouch, ne laissait rien à objecter aux éloges qu’Abd el-Kérim exprimait en s’écriant : « Bono ! bono ! »

L’achat se fait : « Il ne restait plus qu’à parler du prix. On me demanda cinq bourses (625 francs) ; j’eus l’idée d’offrir seulement quatre bourses ; mais, en songeant que c’était marchander une femme, ce sentiment me parut bas. De plus, Abdallah me fit observer qu’un marchand turc n’avait jamais deux prix ». « Je demandai son nom… j’achetais le nom aussi naturellement :
– Z’n’b’ dit Abd-el-Kérim.
–Z’n’b’, répéta Abdallah avec un grand effort de contraction nasale. Je ne pouvais pas comprendre que l’éternuement de trois consonnes représentât un nom. Il me fallut quelque temps pour deviner que cela pouvait se prononcer Zeynab ».

En bon commerçant, il vérifie ses imperfections car il a huit jours pour rendre le produit s’il n’est pas conforme à l’achat. À partir de là jusqu’à leur arrivée au Liban, il ne fait que quelques allusions à elle en la nommant « l’esclave ». Se débarrasser d’elle à son départ du Caire s’est révélé impossible et il va la garder avec lui jusqu’à ce qu’il parvienne à la laisser dans une maison de jeunes filles à Beyrouth. La présence de l’esclave est l’occasion de quelques anecdotes que Nerval veut savoureuses. Il affirme qu’il l’a traitée comme une égale… Un des derniers portraits montre combien, grâce à lui, il a amélioré l’apparence de la marchandise : elle a une prestance dont elle ne se doute même pas ! Notons que Nerval reste très silencieux sur l’usage qu’il fait de son achat, dispensant le lecteur des confidences très directes d’un Maupassant ou d’un Flaubert.

Ce dernier, en effet, s’attarde sur Kuchuk Hanem, danseuse et courtisane, rencontrée à Ouadi-Halfa. Comme l’ont fait prédécesseurs et contemporains, il a lu les récits antérieurs et ce qu’il rapporte brasse aussi bien ses lectures que ses expériences. Il utilise les données transmises par W. Lane sur les almeh et les khawal. Si le premier terme a désigné d’abord une femme instruite, transmettrice de poésie, le sens s’est ensuite dégradé et a désigné des danseuses et prostituées. Edward Saïd écrit : « Avant de coucher avec elle, Flaubert l’avait vu danser « l’Abeille ». Elle est sûrement le prototype de plusieurs caractères féminins de ses romans, avec sa sensualité savante, sa délicatesse et (d’après Flaubert) sa grossièreté inintelligente. [A Louise Colet, il écrit :] « « La femme orientale est une machine, rien de plus ; elle ne fait aucune différence entre un homme et un autre homme ». Sa sexualité « muette et insatiable » convient à Flaubert. Cette femme orientale, dépourvue d’intériorité, permet à l’écrivain français de s’adonner au « vagabondage de la fantaisie sexuelle ». En Orient se vivent des expériences « inaccessibles en Europe ». Comme la Zeynab de Nerval, Kuchuk Hanem est idiote ou presque, soumise au désir masculin – que Flaubert verbalise ce que ne fait pas Nerval –, « elles sont les créatures des fantasmes de puissance masculins ».

L’image de l’Orientale se fixe ainsi durablement. Et la conquête de l’Algérie étant chose faite, plus besoin d’aller jusqu’en Égypte pour assouvir ses besoins d’exotisme sexuel : le pays est à portée de main… Guy de Maupassant fait paraître en feuilleton dans L’Écho de Paris de la mi-février 1869, sa nouvelle « Allouma », récit algérien qui raconte la liaison d’un colon et d’une femme du Sud. Comme nous l’avons vu avec les exemples précédents, l’individue choisie induit la généralisation raciale sur le mode : « vous en voyez une, vous les avez toutes ! » : « Elle était nerveuse souple et saine comme une bête, avec des airs, des mouvements, des grâces et une sorte d’odeur de gazelle, qui me firent trouver à ses baisers une rare saveur inconnue, étrangère à mes sens comme un goût de fruit des tropiques », raconte le colon Auballe au narrateur. De quoi faire chavirer n’importe quel lecteur et lui donner le goût du voyage à un moment où l’Algérie a besoin d’implantation européenne.

Signalons enfin, un roman récent en arabe, non encore traduit en français, qui permet de poursuivre le voyage avec les écrivains du XIXe siècle, ici Rimbaud. Le romancier érythréen, Haji Jabir, écrit sur celle qu’il nomme Almaz, Rimbaud, L’Abyssinien. C’est Nadia Haddaoui, journaliste tunisienne, qui en donne un compte-rendu dans son blog d’octobre 2021. Elle note, tout d’abord : « Cette relation, attestée par cinq témoignages fiables, a été volontairement minimisée, voire occultée par la plupart des biographes ». La question que pose l’écrivain est celle du devenir de la fameuse équation : Je / Autre, à l’épreuve de la colonie. La femme « élue » à la fois indigène et subalterne ne peut faire partie que de l’exclusion de l’Histoire. Il s’étonne de la note d’un des amis de Rimbaud qui a constaté que Rimbaud avait une compagne abyssinienne « et qu’il était bon pour elle »… et cette compagne n’est pas nommée. Pourquoi s’étonner de la « bonté » de Rimbaud à son égard, pourquoi n’existe-t-elle pas dans la correspondance du poète à ses proches, pourquoi n’entend-on jamais sa voix ? Toutes ces questions désignent son statut. Celle que le romancier nomme Almaz est une jeune chrétienne, assez jolie, aux traits réguliers, pas trop noire, s’habillant à l’européenne, parlant à peine français et fumant des cigarettes quand elle se promène le soir avec Rimbaud. Comment faire entendre une telle voix dans le contexte de l’époque ? Nadia Haddaoui reprend l’analyse de Gayatri Spivak pour qui « la femme du Tiers Monde » est « la subalterne par excellence », prise entre l’impérialisme et le patriarcat. L’objectif du romancier est de l’aspirer vers le centre de l’histoire en l’extirpant de la marge. Almaz a eu la volonté de fuir sa vie étouffée dans cet espace de la Corne de l’Afrique et c’est elle qui raconte son histoire, son récit étant aussi accompagné des commentaires du narrateur-écrivain. L’écriture romanesque actuelle est une tentative de libération aussi bien de la jeune femme que de Djami, le domestique, troisième terme de la relation amoureuse entre Rimbaud et la jeune femme et qu’elle a surpris dans la couche du poète.

L’analyse de ce roman par Nadia Haddaoui fait naître une attente très forte de pouvoir le lire en traduction car il y a chez Haji Jabir la volonté de donner à Almaz non seulement une voix mais aussi un projet, une sorte de stratégie et une intériorisation de son expérience tout à fait passionnante : « Le Rimbaud de Haji Jabir pose aussi la question de la réception et de l’horizon d’attente, tant il paraît difficile de dépasser le mythe qui a momifié le poète. […] A l’évidence, le style tout en finesse du romancier, parmi les plus brillants de sa génération, qui réinvente les métaphores de la quête de l’être et de la liberté, est envoûtant. […] Faut-il croire que « les amours d’exotes ne vont jamais jusqu’au bout, et n’obtiennent jamais d’enfants », comme le dit Segalen ? Et le Divers serait-il condamné à nous échapper encore et toujours ? »

Faut-il poursuivre cette galerie des muettes ? Il y aurait encore Le Roman d’un spahi de Pierre Loti, qui fait voyager le lecteur plus bas en Afrique vers le Sénégal dans ce récit édité en 1881 et qui eut un succès considérable. Par ailleurs, à la même période les frères Tharaud faisaient paraître La Randonnée de Samba Diouf et Robert Randau, Le chef des porte-plume en 1922 alors que l’année précédente, en 1921, René Maran voyait son roman, Batouala, véritable roman nègre, couronné par le Prix Goncourt. Progressivement le roman colonial affirme sa spécificité : avoir recours à l’observation vécue, à une authenticité de terrain, aux événements et faits historiques, tout cela mis au service d’une apologie mesurée de la colonisation où le colonisateur, s’il reste supérieur aux colonisés, doit savoir assimiler des traits de leurs cultures. Mais, côté femmes, c’est toujours aussi affligeant. Louis Charbonneau obtient le Grand prix de littérature coloniale en 1925 pour son roman, Mambu et son amour. Mentionnons enfin le roman de Jean-Francis Boeuf, La Soudanaise et son amant, en 1924. Si on peut détecter, dans certains de ces romans un peu de décentrement par rapport au projet colonial, dès qu’il s’agit des femmes, on tombe dans les clichés les plus éculés. Un exemple : « La sensibilité d’une Africaine, autant que nous puissions en juger, ne dépasse pas les limites de l’instinct. Elle ignore la passion et les spéculations de l’intelligence. Sa force émotive n’est qu’un embryon, non développé, durci et qui n’est que le produit d’un engourdissement millénaire… Mais Maimouna n’est pas une négresse ordinaire. Du sang peulh et berbère coulait dans ses veines ».

Si l’on sort du domaine strictement littéraire, on notera qu’en 1925, sous le pseudonyme de Gom Gut, Georges Simenon signe un des ses romans « africains », Aux vingt-huit Négresses, « l’année même où Joséphine Baker, que la critique compare à une guenon, fait ses débuts dans la Revue nègre, se pavane à demi nue avec un régime de bananes autour de la taille et termine sa fameuse danse à quatre pattes, croupe en l’air. Au son des tam-tams. Sort-on des limites « réglementaires » de la critique littéraire, si l’on ajoute que la danseuse américaine avait la même réputation que l’héroïne du conte leste et burlesque de Gom Gut ? Et si l’on rappelle que le père de Maigret, lui même chaud lapin, eut avec elle une rapide liaison ? », selon les propos de Jean-Luc Douin  et d’Alain Ruscio.

Femmes autochtones et administrateurs coloniaux

Pour poursuivre la présentation de ce phénomène d’unions temporaires permises par la domination masculine et renforcée par la domination du pouvoir colonial, on doit aussi s’intéresser à d’autres hommes que les écrivains et, en particulier, aux différents degrés de la hiérarchie, au personnel administratif colonial. Commençons par Robert Delavignette, à la carrière prestigieuse. Il a été reçu à l’École coloniale en 1921. Après un séjour d’une année à Paris, il est retourné en Afrique en 1922 où il a été affecté à Tessoua et Dosso (Niger), puis à Ouagadougou comme adjoint au commandant de cercle et à Banfora comme chef de subdivision. Le roman qu’il publie correspond au début de sa carrière où il fut fonctionnaire de terrain, responsable d’une subdivision, ce qui donne une certaine authenticité à la première fiction qu’il offre au public. Il a déjà une idée précise de son positionnement, celui du commandement, selon la formule qu’il emploiera dans La Paix nazaréenne : « L’Afrique n’est pas une archéologie. Ce que nous découvrons n’est pas une contrée morte, qui était enfouie et qui surgit un jour sans bouger. Non, l’Afrique c’est un monde créé et vivant et qui se transforme sous nos yeux ».

Dès le début de sa carrière Delavignette privilégie l’expérimentation directe. Il conseille à l’administrateur colonial d’entrer, « dans le pays avec une sympathie critique. S’il n’a pas l’intuition qu’il trouvera l’Homme dans la tribu la plus reculée et dans la masse la plus imperméable, il ne saisira pas le courant vital qui le mettrait en communication avec cette masse ou avec cette tribu. Mais il aura soin de pratiquer un certain machiavélisme de la confiance pour garder sa lucidité ». Rappelons, sans nous y attarder qu’on a toujours présenté, sur ces bases, Robert Delavignette comme un colonial « différent » dans ses conceptions et ses actions. Lorsqu’il publie Toum, son premier roman il n’arrive pas dans un espace littéraire vierge comme nous venons de le rappeler. En 1926, à 29 ans donc, c’est son premier roman chez Grasset, Toum, sous le pseudonyme de Louis Faivre. Il est entré en littérature par la porte des amours coloniales. Comment en parle-t-il ?

Avec l’Afrique, c’est le charme maléfique de l’obscur qui agit sournoisement. Le premier chapitre de Toum (le roman en compte 42 plus ou moins longs) est très court et lapidaire. Il circonscrit, par la thématique et la manière de conter, l’objectif recherché : « Je dis l’histoire vraie d’un homme et d’une femme : une fille serve d’un pauvre village et un Blanc, plus nouveau dans nos pays qu’aucun autre.
Il la trouva dans la brousse. Elle entra dans son lit. Il crut d’abord à un petit animal et joua. Quand il vit une femme, elle savait déjà qu’il n’était qu’un homme ». Alors que c’est bien le colonial qui domine, tout le roman va accréditer la fable que c’est l’Africaine qui le domine et le détruit. Renversement conséquent pour lequel le romancier déploie sa démonstration. Pour cela, il va confier l’observation du couple à une vieille femme dont on ne devine pas tout de suite la présence et à un narrateur extérieur qui n’est aucun des trois. Cela permet d’énoncer des faits et des convictions sans les faire endosser directement par le Blanc. Ainsi Louis Faivre se réserve une sorte de repli qui correspond, peut-être, à une gêne parfois éprouvée face à ce pouvoir absolu mais aussi à ce qu’il faut bien appeler le racisme tranquille. Dans cette représentation, Toum est essentiellement un animal domestique, c’est-à-dire qu’elle est naturelle et sans calcul : « Elle se montre à moi telle qu’elle est ; elle me livre inconsciemment le secret de sa race ». Cette profonde pensée… est relayée immédiatement par la transcription d’un monologue intérieur de Toum qui constate combien les Blancs ne savent pas faire l’amour !

Le narrateur observateur invisible, manifestement africain, commente : « Si le Monsieur en usait avec Toum comme un noble homme avec sa servante, mon histoire se terminerait. Mais c’est un Blanc. Il a sa tête. Et il voudra que Toum lui plaise et par la tête et par le ventre. Et si Toum ne s’y prête pas, rappelez-vous les sentences de Bellama : il est difficile de servir les Blancs.
Amis, c’est qu’il est difficile de les connaître et je craindrais de ne pas réussir à vous les montrer si je ne prenais pas le parti le plus simple : les laisser parler.
Ce qui va suivre ne sera guère que paroles confuses – que je répète comme je les ai surprises – paroles de Blancs.
Et si vous trouvez que je produis des personnages immobiles et discoureurs souvenez-vous que seules les bêtes de la brousse savent passer dans la vie avec des mouvements silencieux et qu’il ne s’agit ici que d’une pauvre histoire d’hommes : beaucoup de mots pour quelques cris ».

La manière de nommer cette Africaine dominatrice est intéressante. Elle l’est de plusieurs manières : de son vrai nom par sa mère, au détour d’un aveu, Zenaba ; puis par le Sultan, Fatima, enfin par Monsieur, Toum. En effet, alors qu’elle est installée au camp de Monsieur depuis quelque temps, il vient au Blanc une fantaisie nouvelle : lui donner un nom ! Cet acte d’appropriation identitaire est raconté dans le chapitre XVI et c’est même l’unique objet de ce chapitre : « Le Blanc lui dit un jour :
– Tu as la voix grêle, le profil camus et l’âme douce. Je te nomme Brebis.
Et il demande à Magagi :
– Comment appelle-t-on la Brebis dans votre langue ?
Magagi le lui enseigne :
– Toumtia !
– Toumtia, répète-t-il, je te nomme Toumtia ; je te nomme Toum !
Et il rit.
Et Magagi publie la nouvelle et bientôt il ne fut marmot dans la ville forte de Yataoua qui ne sût que la femme du Monsieur se nommait Toum pour son maître.
Mais elle préférait que les gens la saluassent du nom de Fatima, Fatimata qui est un nom raisonnable.
Et lui s’amusait à crier :
« Toum, Toum, où es-tu ? Toum, viens ! Toum, salut ! » Elle ne se fâchait pas. La brebis a une grande réputation de douceur ».

Ainsi, la nomination de la jeune fille passe par son animalisation. Rien de surprenant puisque, tout au long du récit, plus d’une comparaison la désigne ainsi. Lorsque le Blanc la présente, honteusement, au Gouverneur et aux femmes blanches de l’escorte, il dit : « – C’est ma femme indigène… Un petit animal familier… » ; plus loin, on note : « Elle tend la main et gémit comme un petit singe ». Telle qu’elle est évoquée par Louis Faivre, la jeune femme a peu d’états d’âme : elle jouit de son nouveau statut et en retire tous les avantages possibles. « L’Enfant » (ce terme est plus souvent utilisé que celui de jeune fille ou de femme car, effectivement, elle doit être très jeune) est heureuse d’être nourrie et parée. Au marché, Toum jouit de son statut : « Et parmi ce bourdonnement de nouvelles, il en est une que Toum apprend chaque fois avec plaisir dans le regard farouche du peuhl, l’admiration des campagnards, la courtoisie des citadins : elle est belle et parée, femme de chef, femme de Blanc ».

Contrairement à Loti, Louis Faivre ne décrit pas un attachement morbide et destructeur mais une relation qu’il tente de vivre comme une relation d’échange, c’est tout au moins ce qui est affirmé. En effet, si Toum est la pièce à conviction, on peut constater qu’après l’avoir utilisée comme objet pratique et agréable, Monsieur l’éduque, la fait manger à sa table, se met lui-même à la nourriture africaine, tente de lui faire apprendre le français pour l’élever jusqu’à lui ; il essaie en conséquence d’avoir une relation presque conjugale que l’attente de l’enfant peut couronner ; si cela échoue, ce n’est pas la faute du Blanc mais de l’inconsistance de l’Africaine. Et de cet échec, le Blanc meurt : « Et le Monsieur est resté parmi Nous. La femme qu’il nommait Toum partit, grasse et riche, le lendemain qu’il mourut. Au cimetière des Blancs de Yataoua, sur une croix encore neuve, les grands vents d’Est passent qui annoncent l’hiver et roulent le Désert dans un brûlant linceul de sable ».

Moralité ? Prenez de la quinine plutôt qu’une femme africaine ! Il faut résister à la drogue… ne prendre qu’une petite dose d’exotisme. Dans son délire, Monsieur dit : « Approche-moi. Baise-moi. Parmi tous mes désirs vois celui qui domine : Je veux être aimé. Je suis Français ».

Finissons notre parcours avec de Jean Clauzel, L’Homme d’Amekessou, en 1998. L’auteur a vécu pendant quinze ans en zone saharienne et présaharienne, pendant six ans en compagnie des éleveurs touaregs du pays. Il raconte dans ce roman l’amour d’une jeune Touarègue, Lawa, et d’un Français, au Nord Soudan (aujourd’hui Mali) dans les années qui ont précédé l’indépendance. En janvier 2009, Michel Levallois lui a rendu hommage, lors de son décès, rappelant son parcours et ses missions : « « Servir » son pays et l’Afrique fut le fil conducteur de sa vie. Ce jeune Parisien sortit breveté de l’École nationale de la France d’outre-mer en 1943, marqué par la personnalité de son directeur Robert Delavignette. […] Pendant douze ans, de 1946 à 1958, à Goundam, Kidal, Tombouctou, Gourma-Rahous, à nouveau Kidal, il a connu l’envoûtement de la boucle du Niger, celui du Soudan encore féodal. Il a vécu intensément sa vie d’administrateur, efficace, respectueux de ses administrés dont il s’est attaché à apprendre la langue, à connaître la culture et l’environnement. Avant de rentrer en France pour une nouvelle carrière, exigée par la décolonisation de l’Afrique noire, sur laquelle en 1995 il écrira, pour Hatier, un petit précis, il eut la chance d’être nommé adjoint au sous-préfet de Tamanrasset, dans l’éphémère département des Oasis. Il ne pouvait souhaiter plus bel adieu à sa vocation initiale ». A sa retraite, il a rempli des missions pour le ministère de la coopération – on en a un écho à la fin du roman que nous allons évoquer. « Il resta très proche de ses anciens administrés touaregs de Kidal. […] Il fut leur avocat auprès des autorités maliennes et il fut appelé à plusieurs reprises comme médiateur et acteur de paix ».

Jean Clauzel a aussi beaucoup écrit pour porter témoignage des actions coloniales. Parmi ses ouvrages, L’Homme d’Amekessou est à la fois complémentaire et singulier. La lecture de ce roman, toujours disponible, fait mesurer tout à la fois la convergence et l’écart avec le précédent. Un écart temporel d’abord car le récit se passe à la fin de l’empire colonial quand le vent de la décolonisation souffle ; un écart sociologique puisque l’histoire se déroule chez les Touaregs de l’Adar au Nord du Mali dont les codes de vie ne sont pas les mêmes que dans d’autres pays africains ; un écart générationnel enfin qui se ressent tant au niveau du style – Jean Clauzel ne mime pas un récit touareg mais a une écriture très classique – qu’au niveau du temps de l’écriture : R. Delavignette fait part, sous forme romancée, de ses débuts dans la carrière coloniale alors que Jean Clauzel écrit après la retraite, ce récit apparaissant presque comme un testament, pour solde de tout compte en quelque sorte, quand la décolonisation a imposé une autre réalité.

Il ne ménage pas son personnage masculin, Paul, qui a une capacité de caméléon étonnante pour passer de son « mariage » africain à son union légale en France. Est-ce rectification par rapport à tous les Toum écrits ? Il semble qu’il ait comme objectif de raconter une véritable histoire d’amour et de donner sa place à la femme. Comme il me l’a dit, « Lawa est le véritable personnage du roman ». Pourtant cette histoire est vue, majoritairement, du point de vue masculin : on a peu d’incursions dans la subjectivité de la jeune femme. Ce qui est dit de ce qu’elle pense ou éprouve est une déduction de son partenaire masculin.

La différence de cultures est le point d’achoppement des deux côtés ; son poids permet à Paul de quitter Lawa sans trop d’état d’âme et de retrouver sa vie « française » avec bonheur. Les deux « amants » restent ce qu’ils sont, chacun campant dans sa culture : ils ne se rejoignent, nous dit Paul, que dans leurs étreintes et dans quelques séquences où Paul joue au touareg. Une conviction se dégage alors qui renforce la parenté de ce récit avec Toum et d’autres : deux êtres de culture différente ne peuvent vivre durablement ensemble. Chaque culture se présente comme un ensemble clos, bien délimité une fois pour toute où l’Autre reste énigmatique, en dehors de l’étreinte amoureuse. II faut souligner toutefois que le récit est très respectueux de la différence et très humain. Pour accréditer cela, il faut que Paul ait une « schizophrénie » sereine lui permettant de vivre ses deux vies. Il garde, chevillé au corps, la certitude qu’il sert la France et ses administrés et reconnaît que son statut de dominateur lui permet certaines privautés. L’occupation coloniale n’est pas, pour lui, une usurpation mais une aide et un soutien. Les reproches, par deux fois, de Lawa sur son manque de solidarité avec les touaregs, ne changent rien à ses certitudes.

On comprend alors pourquoi, sur le plan de la relation sexuelle il n’y a pas de grande différence avec les autres romans coloniaux. Comme ses prédécesseurs, il choisit une femme, ordonne de la faire venir en dehors de la résidence officielle « pour ne pas souiller » celle-ci. Paul fait comme tous les coloniaux sans remettre en cause ce système colonial d’autorité. Le fait qu’il devienne amoureux n’ajoute qu’un peu de piment. Il ne se préoccupe guère de sa descendance dont il se doute bien qu’elle existe. Son excuse en quelque sorte, et c’est l’aspect intéressant du roman qui tourne parfois au manuel d’ethnologie, est son regard informé et bienveillant sur les Touaregs. « L’épouse » touareg ne renonce pas à sa personnalité qu’elle a très forte et l’auteur était persuadé que le fait d’avoir été la compagne d’un Français ne la pénaliser pas pour sa vie d’après. Dans une correspondance, il écrit : « Opprobe ? Je ne le crois pas d’après des exemples constatés de remariage en tribu dans des conditions très convenables après divorce ou séparation ». On aimerait connaître l’avis des intéressées.

Quel est le circuit suivi ? D’abord le repérage, c’est l’entrée da Lawa dans le récit : « Paul ne prêta pas immédiatement attention à une silhouette venant des puits et se dirigeant vers le village. Puis, comme elle était seule sur le chemin et qu’elle était vêtue de blanc alors que les voiles des femmes touarègues étaient pratiquement toujours du tissu bleu indigo, il fixa sur elle son regard désœuvré. Au fur et à mesure de son approche, il nota la haute taille d’une jeune femme, l’élégance de son port sous le drapé du vêtement long, et, lorsqu’elle fut à sa hauteur, la blancheur et la régularité de son visage, la douceur de sa voix dans l’échange avec Souna des salutations traditionnelles dans la tonalité très atténuée convenant à une femme en présence d’un inconnu ». Et de façon plus accentuée lorsqu’il lui remet son prix : « Elle résista silencieusement mais nettement aux quelques privautés qu’il tenta de se permettre ». C’est ensuite l’antériorité de ses relations sexuelles avec Aminata qui est rappelée : « Il avait déjà connu des femmes touarègues du village. Chacun de ses familiers, du vieux cuisinier à son goumier de selle, l’incitait à se marier comme l’avait fait avant lui ses prédécesseurs et les autres Français du poste ». C’est enfin la stratégie mise au point pour posséder Lawa en y mettant les formes dont le paiement de la dot, trois jeunes chamelles. Il n’est pas question qu’il la reçoive à la résidence et il la reçoit sous une tente : « Il fut enfin seule avec son désir devant cette femme assise, vêtue de bleu, qui baissait la tête. Il eut conscience de la contrainte imposée à cette jeune fille qui avait sans doute été courtisée par des jeunes hommes de son peuple, de sa religion et de sa langue, en aimait peut-être un et était en droit de craindre cet étranger […] Il l’aborda presque avec déférence ».

Cette observation n’empêche pas Paul d’aller à son but. Au matin, il profite encore de son sommeil : « l’envie lui vint de prendre Lawa doucement, dans son sommeil, presque par fraude, comme un inconnu qui se serait introduit dans la tente sans éveiller l’attention ». Le rapport dominant/dominé est toujours présent. Lawa sait l’exprimer clairement lors du second départ de Paul et la conclusion du narrateur est sans appel : « Des années de vie commune, d’étreintes, de conversations et de plaisanteries, de séparations et de retrouvailles, d’approfondissement de connaissance de l’un par l’autre, d’amour enfin même inavoué, n’avaient pas comblé le fossé qui les séparait au départ. Par une décision venue de son pays, ils allaient se trouver ramenés sans transition à leurs différences originelles, l’administrateur étranger et l’administrée touarègue, et à leur point de départ ».

S’il y a une certaine hauteur dans le récit, la réalité de la domination masculine et coloniale n’en reste pas moins le support même de la relation. La pulsion érotico-exotique qui a animé Paul tout au long de sa relation à Lawa correspond bien à ce que Frantz Fanon a décrit dans une autre situation coloniale dans « L’Algérie se dévoile » : « Dévoiler cette femme, c’est mettre en évidence la beauté, c’est mettre à nu son secret, briser sa résistance, la faire disponible pour l’aventure. […] (Il y a une) volonté de mettre cette femme à portée de soi, d’en faire un éventuel objet de possession ». Pour terminer ce parcours, cette phrase de Maupassant dans Allouma : « On n’aime point les filles de ce continent primitif. Elles ont un cœur trop rudimentaire, une sensibilité trop peu affinée pour éveiller dans nos âmes l’exaltation sentimentale qui est la poésie de l’amour ».